Rezumat
En France, le professeur Grimaldi enseigne que les limites au pouvoir de la volonté des testateurs relèvent de l’ordre public successoral qui correspond à trois mécanismes juridiques : la réserve héréditaire, la prohibition des pactes sur succession future et la prohibition des substitutions fidéicommissaires[1].
Au Québec, le Code civil prohibe les pactes sur succession future[2], mais il permet le legs en substitution[3]et il ne connaît pas la réserve héréditaire[4]. Il consacre plutôt la liberté de tester, une liberté qui a été introduite formellement dans le droit québécois en 1774 par l’Acte de Québec[5] et qui demeure une de ses caractéristiques importantes. Récemment encore, le plus haut tribunal de la province réitérait que cette « liberté est pratiquement illimitée »[6].
L’ordre public successoral québécois ne se résume pas à la seule prohibition des pactes sur succession future pour autant. D’une part, la validité des legs est tributaire de leur licéité. Bien que la liberté de tester soit depuis longtemps reconnue, toute disposition testamentaire n’est pas systématiquement permise. Entre autres, le Code civil du Québec (ci-après « Code civil » ou « C.c.Q. ») prévoit que si un legs est assujetti à une condition impossible ou contraire à l’ordre public, cette condition est réputée non écrite[7]. C’est notamment le cas de la clause qui a pour but de limiter les droits du conjoint survivant lorsqu’il se lie de nouveau par un mariage ou une union civile[8]. C’est aussi celui de la clause pénale qui vise à empêcher l’héritier ou le légataire particulier de contester la validité de tout ou partie du testament ou de l’exhérédation qui prend la forme d’une clause pénale qui vise ce même objectif[9].
D’autre part, la liberté des testateurs est circonscrite de manière à assurer une assistance à la famille immédiate du de cujus à la suite de son décès, à nouveau au nom de l’ordre public[10]. Les dispositions législatives en matière de survie de l’obligation alimentaire après le décès[11] et celles sur le partage du patrimoine familial[12]restreignent indirectement la liberté des testateurs, au bénéfice du conjoint et des enfants.
L’obligation alimentaire après décès limite explicitement l’étendue de la liberté du testateur en l’empêchant de laisser dans le besoin certains membres de sa famille qui sont déterminés par la loi, soit son conjoint marié ou uni civilement, ses descendants et ascendants au premier degré et son ex-conjoint qui percevait une pension alimentaire au moment du décès[13]. Elle dicte une utilisation familiale d’une portion du patrimoine du de cujus qui est justifiée par une solidarité attendue entre membres d’une même famille. Toutefois, comme il s’agit d’une créance de nature alimentaire, elle n’a pas pour objectif de permettre à certaines personnes d’obtenir une portion de la masse successorale dont elles croient avoir été injustement privées[14]. Un créancier alimentaire ne peut réclamer une contribution financière à la succession que s’il peut prouver ses besoins[15], contrairement à la situation qui prévaut dans d’autres provinces canadiennes[16].
Pour ce qui est du patrimoine familial, étant d’ordre public, il s’impose à tous les conjoints qui sont mariés[17] ou, depuis 2002, unis civilement[18]. À la fin d’un mariage ou d’une union civile – que ce soit à la suite d’un divorce, d’une dissolution par un jugement du tribunal ou une déclaration commune notariée[19], d’une séparation ou d’un décès –, la valeur des biens qui composent le patrimoine familial doit être partagée entre les conjoints[20]. En cas de décès, cette valeur est partagée entre le conjoint survivant et la succession, ce qui peut avoir pour effet de faire naître une dette importante pour la succession[21]. Comme la valeur du patrimoine successoral est réduite, l’étendue du patrimoine sur lequel s’exerce la liberté du testateur s’en trouve diminuée[22]. D’ailleurs, quels que soient les legs que le de cujus a pu prévoir dans son testament, la créance qui résulte du partage du patrimoine familial doit être payée avant tout legs[23]. Le conjoint survivant a aussi droit au paiement de sa part de la valeur du patrimoine familial avant le paiement des créanciers alimentaires[24].
On constate que les dispositions législatives relatives au patrimoine familial de même que celles en matière d’obligation alimentaire prennent racine dans le droit de la famille; pas purement dans le droit des successions[25]. On peut ainsi se demander pourquoi le Québec n’a pas profité de la réforme du Code civil pour institutionnaliser un véritable ordre public « successoral », semblable à celui de la plupart des Codes civils à travers le monde. Pourquoi ne pas avoir mis en place de véritables réserves héréditaires en faveur des enfants ou du conjoint survivant[26]?
Ce texte revient sur l’évolution du droit québécois relativement à la liberté de tester en jetant un regard en amont du droit positif. Plus précisément, il étudie « l’itinéraire législatif » qui a conduit à l’adoption de la Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux qui a introduit les principales restrictions indirectes à la liberté de tester[27].
L’objectif du texte étant de discuter des sources matérielles de cette loi – par opposition à ses sources formelles[28] –, nous avons analysé les différents projets de loi et documents de consultation publique qui l’ont précédée[29], ainsi que les mémoires déposés[30] et les transcriptions des discussions entre parlementaires, groupes sociaux et individus à l’Assemblée nationale du Québec[31]. Notre démarche s’inscrit dans une perspective sociojuridique[32] afin de dégager certains éléments du contexte social dans lequel la liberté de tester a été limitée au Québec[33].
Dans le cadre des discussions sur la pertinence de limiter la liberté de tester, il est possible d’observer que l’enjeu du débat se déplace. Alors qu’il est initialement question de la transmission du patrimoine au décès (partie 1), différents acteurs réorientent le débat sur le partage de l’avoir familial (partie 2). Notre étude met en lumière cette mutation qui s’est opérée relativement au problème ciblé par les acteurs, soit le passage d’une problématique de droit successoral à une problématique de droit familial. Elle permet de mieux comprendre certains des motifs sous-jacents à l’absence de réserves héréditaires au sein de l’ordre public successoral québécois.
[1] Michel GRIMALDI, Droit civil : Successions, 6e éd., Paris, Éditions Litec, 2001, p. 273 (titre du chapitre 2) et n° 278, p. 273 et 274. Voir également Marcel BEAUBRUN, L’ordre public successoral, thèse de doctorat, Paris, Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris, Université de Paris, 1979.
[2] Art. 631 et 706 C.c.Q. Générosa BRAS MIRANDA, La prohibition des pactes sur succession future, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1999; Générosa BRAS MIRANDA, La tontine successorale au Québec : controverses et perspectives, thèse de doctorat, Montréal, Faculté des études supérieures, Université de Montréal, 2002.
[3] Art. 1218-1255 C.c.Q.
[4] Le cadre général du droit successoral québécois tire ses origines du droit français, mais la primauté qu’il accorde à la liberté de tester provient du droit anglais. Christine MORIN, « Le droit civil québécois : un droit successoral d’origine française ignorant la réserve », (2005) 5 Droit de la famille (LexisNexis JurisClasseur), étude numéro 12.
[5] Acte de Québec de 1774 (R.-U.), 14 Geo. III, c. 83, reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2. Sur le sujet, voir notamment : André MOREL, Les limites de la liberté testamentaire dans le droit civil de la province de Québec, Paris, L.G.D.J., 1960; Christine MORIN, L'émergence des limites à la liberté de tester en droit québécois: Étude socio-juridique de la production du droit, coll. « Minerve », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009.
[6] Art. 703 C.c.Q. Voir : G.B. c. Si.B., 2015 QCCA 1223, par. 35. Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2016-04-21) no 36594. La Cour mentionne notamment que la liberté de tester est un droit discrétionnaire et qu’on ne saurait donc parler d’abus de droit.
[7] Art. 757, al. 1 C.c.Q. Voir également la décision Succession de Maisonneuve, 2020 QCCS 1027, par. 32, où le tribunal soumet que la liberté du testateur comporte des limites en matière de gestion du bien d’autrui qui découlent de l’ordre public de protection.
[8] Art. 757, al. 2 C.c.Q. Pour une analyse de la licéité du legs eu égard à un ordre public renouvelé par l’éclairage des droits fondamentaux, voir Brigitte LEFEBVRE, « De certaines atteintes à la liberté de tester en droit québécois », dans Philippe DUPICHOT, Marie GORÉ, Denis MAZEAUD et Claire SÉJEAN-CHAZAL (dir.), Mélanges en l’honneur du professeur Michel Grimaldi. Liber amicorum, Paris, Defrénois/Lextenso, 2020, p. 583.
[9] Art. 758 C.c.Q.
[10] Jean PINEAU, « L’ordre public dans les relations de famille », (1999) 40 C. de D. 323, 337.
[11] Sur le caractère d’ordre public des dispositions législatives en matière d’obligation alimentaire après le décès, voir notamment Droit de la famille-2060, [1994] R.D.F. 789 (C.S.) (rés.); P.M.R. (Succession de) c. C.G.R., [2001] R.J.Q. 1542 (C.S.).
[12] Sur le caractère d’ordre public des dispositions législatives en matière de patrimoine familial, voir notamment Dorion c. Surprenant, [2005] R.L. 602 (C.S.); Dusseault, ès qualités c. Choinière (Succession de), C.S. Bedford, n° 460-17-000523-050, 9 novembre 2005, j. Fournier, J.E. 2006-474, EYB 2006-101046; G.B. c. C.C.I, [2001] R.J.Q. 1435 (C.A.); Sabourin c. Dubien, [2002] R.J.D.T. 1533 (C.S.).
[13] Art. 585, 684 et 685 C.c.Q.
[14] Ce que la Cour d’appel a confirmé. Droit de la famille-2310, [1997] R.J.Q. 859 (C.A.).
[15] Art. 684-695 C.c.Q.
[16] Christine MORIN, « Le testament : instrument de traduction », dans Lionel SMITH, Régine TREMBLAY et Alexandra POPOVICI (dir.), Les intraduisibles en droit civil, Montréal, Éditions Thémis, 2014, p. 103.
[17] Art. 391 C.c.Q.
[18] Art. 521.6, al. 4. C.c.Q.
[19] Art. 521.12 C.c.Q.
[20] Art. 416 C.c.Q. Rappelons que le conjoint survivant peut aussi réclamer une prestation compensatoire, à certaines conditions (art. 427 C.c.Q).
[21] Art. 809 C.c.Q.
[22] La doctrine considère qu’il s’agit d’une des limitations à la liberté de tester : Jacques BEAULNE, Serge BINETTE, Nicole GAGNON et Yves PÉPIN (dir.), « Le contrat de partage en matière de patrimoine familial », (1991) 14 (no 1A) Les Cahiers 555, 579; Germain BRIÈRE, Droit des successions, 3e éd. revue et mise à jour par Jacques BEAULNE, Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, n° 14, p. 13, n° 295, p. 165 et 166 et n° 299, p. 169; Pierre CIOTOLA, « Le patrimoine familial et diverses mesures destinées à favoriser l’égalité économique des époux », [1989] 2 C.P. du N. 1, n° 29, 31 et 181; Luce M. DIONNE, « La survie de l’obligation alimentaire », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en droit familial (1996), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 25, aux pages 32, 36 et 54; Jean PINEAU et Danielle BURMAN, Le « patrimoine familial » (projet de loi 146), Montréal, Éditions Thémis, 1991, n° 5, p. 10; Adrian POPOVICI et Micheline PARIZEAU-POPOVICI, Le patrimoine familial – la révolution dans votre mariage et vos biens, Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, p. 94 et 95.
[23] Art. 808, 809 et 812 C.c.Q.
[24] Art. 812 C.c.Q.
[25] Christianne DUBREUIL et Brigitte LEFEBVRE, « L’ordre public et les rapports patrimoniaux dans les relations de couple », (1999) 40 C. de D. 345, 350; Jean PINEAU, « L’ordre public dans les relations de famille », (1999) 40 C. de D. 323, 326. Le professeur Beaulne explique que l’application du mécanisme de la survie de l’obligation alimentaire est un volet des « droits familiaux ». Jacques BEAULNE, La liquidation des successions, Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, n° 397, p. 201.
[26] Le patrimoine familial et la survie de l’obligation alimentaire sont deux mécanismes juridiques qui ne sont pas spécifiques au droit successoral, mais qui relèvent du droit familial et dont les effets ont été transposés – ou se font sentir – en droit successoral.
[27] Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux, L.Q. 1989, c. 55 (Projet de loi 146).
[28] Jean-François PERRIN, Éléments théoriques pour l’étude de la construction des normes juridiques, Centre d’étude de technique et d’évaluation législative, Genève, Université de Genève, 1978, p. 1; Pierre ISSALYS, « La loi dans le droit : tradition, critique et transformation », (1992) 33 C. de D. 665, 668.
[29] Sur l’intérêt d’étudier des lois qui n’entrent jamais en vigueur, voir Malcom SPECTOR et John I. KITSUSE, Constructing Social Problems, New York, Aldine de Gruyter, 1987, p. 165.
[30] Ces mémoires peuvent être consultés à la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec.
[31] Tel que le mentionnait le professeur Issalys, ces documents sont intéressants parce qu’ils ont l’avantage de renseigner directement sur le phénomène législatif. Il recommandait d’ailleurs à ceux qui s’intéressent à l’évolution des lois de recourir aux documents qui sont davantage utilisés par les historiens (littérature politique, travaux parlementaires, etc.). Pierre ISSALYS, « La loi dans le droit : tradition, critique et transformation », (1992) 33 C. de D. 665, 684. Sur les commissions parlementaires, voir Claude HARMEGNIES, « Les commissions parlementaires à Québec », (1974) 15 C. de D. 73.
[32] L’expression « production du droit » vient d’une qualification faite par des sociologues selon lesquels le droit est un « produit » puisqu’il est fabriqué dans la société. Voir André-Jean ARNAUD et Maria José FARINAS DULCE, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 190. Pour d’autres études sur l’élaboration matérielle des lois, voir notamment Michelle GIROUX, Guy ROCHER et Andrée LAJOIE, « L’émergence de la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1991 : une chronologie des événements », (1999) 33 R.J.T. 659; Rachèle LAFOREST, « La consultation publique et les formes d’action collective », (2000) 19 Politique et Sociétés 27; Anne REVILLARD, « Du droit de la famille au droit des femmes : le patrimoine familial au Québec », (2006) 62 Droit et société 95; Myriam SIMARD, L’enseignement privé : 30 ans de débat, Montréal, Éditions Thémis, 1993. Mentionnons que les acteurs qui participent à la production des lois sont conscients de l’utilité des transcriptions de leurs discussions, tel qu’en fait foi une remarque du député Marx. En effet, lors de l’étude d’un des projets de loi que nous analyserons, ce dernier réclamait expressément que le Journal des débats contienne « une explication la plus complète possible pour que les gens qui vont consulter le Journal des débats aient une bonne idée de ce qu’on a voulu faire ». ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats, 5e session, 32e législature, commission des institutions, p. CI-405 (2 mai 1985). Soulignons que cette possibilité de consulter les différentes archives de l’Assemblée nationale constitue un avantage certain pour tout chercheur qui s’intéresse à l’évolution des lois au Québec, avantage que n’offrent pas toutes les législatures. Nous croyons que la consultation de ces documents nous permettra de bonifier notre « connaissance des normes » relatives à la liberté de tester en développant notre « connaissance sur ces normes ». André-Jean ARNAUD et Maria José FARINAS DULCE, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 157.
[33] André-Jean ARNAUD et Maria José FARINAS DULCE, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 2. Voir également Jean-Guy BELLEY, « La notion de protection du public dans la réforme du droit professionnel québécois : une analyse socio-politique », (1980) 21 C. de D. 673 où l’auteur explique privilégier les interprétations proposées par les groupes sociaux et leur perspective d’analyse.