Numărul 4 / 2015

STUDII

 

 

 

LE JUGEMENT DE SALOMON : LA JUSTICE, LA COMPASSION ET L’INTÉRÊT DE L’ENFANT

Bjarne Melkevik*

 

 

                Abstract: The Judgement of Solomon: Justice, Compassion and the Interest of Children. This essay examines the biblical story of the judgement of Solomon. It gives, first, a survey of the controversy about the historical and biblical Solomon, before giving the two official versions (one rabbinic, another biblical) of the judgement. Second, the article analyses the first part of the judgement centred on the “splitting the baby” or the “cutting the baby in half”. Third, it examines the second and final part of the judgement, focused on the King’s declaration that the first mother is the true mother because she is the loving mother of the disputed child. In a fourth section, the article understands the judgement through the contemporary judicial standards of “fair play” and “due process”.

 

                Keywords: Philosophy of law; General Jurisprudence; Law and literature, Biblical narrative and law; Procedural Law; Best Interest of the Child Standard

 

 

 

Le récit que nous a transmis la narration biblique connue sous le titre "le jugement de Salomon"[1] résume la complexité entourant la question de rendre la « justice », de même que la difficulté inhérente d’un jugement « juste » et d’une sagesse présumée de justice et de droit. À nous de soutenir que le « jugement de Salomon » est avant tout un problème herméneutique et un problème quant aux critères de ce que peut compter un procès juste et équitable. Abstraction faite de la valeur symbolique qu’a acquis le jugement dans le monde juridique (et dans le monde entier) - et avec respect pour le message biblique qu’il véhicule  - nous cherchons à démontrer que le modèle de justice de ce « jugement salomonien»[2] est plus que questionnable en raison  de la  stratégie personnelle et de la ruse utilisées par le  Roi-juge. La problématique réside dans le fait que le procès judiciaire n’est pas entièrement « juste et équitable » en raisons des diverses stratégies utilisées par le Roi-juge pour arriver au résultat qu’il voulait, bien que ce dernier nous plaise.  

 

L’objectif de notre article consiste à expliquer cette appréciation herméneutique en examinant, d’une façon critique, la narration vétérotestamentaire du « jugement » de Salomon. Dans cet exercice, nous n’avons pas l’intention de défaire ou de déconstruire à la façon de l’obscurantisme derridien[3]. Mieux vaut une déconstruction qui respecte et valorise les héritages d’« Athènes, Rome et Jérusalem » et qui opte en faveur de Rome sans dénigrer les contributions politiques et symboliques des deux autres lieux de sources narratives ; formulé autrement : une déconstruction qui opte pour le « droit », sans toutefois porter atteinte à la justice philosophique que Athènes nous a léguée ou encore à la justice de l’Homme / de l’individu (et de l’utopie humaniste) à la façon de Jérusalem[4]. Cette position n’est pas gouvernée par le fait que nous soyons, in se, opposé aux réflexions philosophiques et politiques sur la valeur de justice venant d’Athènes et de Jérusalem - ce qui est loin d’être notre cas - mais plutôt parce que dans le choix entre « justice » et « droit » c’est indubitablement (et toujours) le juridique qui récolte notre faveur (et notre ferveur).

 

Le jugement de Salomon constitue en ce sens un modèle, une façon de penser, une stratégie d’agir et de compréhension de l’autorité théologico-politique (aujourd’hui laïque, païenne et néo-aristocratique) d’un Roi-juge (aujourd’hui un Juge-roi) qui, en maître du destin de ses subalternes, juge en vue d’un résultat acceptable sans trop se préoccuper de la façon d’y parvenir. C’est en quelque sorte le prototype d’une « justice du maître », d’une justice stratégique qui se justifie par le bienfait du résultat et par la supposition que personne ne peut être en désaccord avec le résultat sans endosser son contraire (et comme cela se révélera : la mise à mort d’un nouveau-né, ce qui semble insensé, voire monstrueux). Et parce que les gens (et nous aussi) sont d’accord avec le résultat, il est d’autant supposé qu’ils doivent être en accord avec un modèle où l’office du juge se libère de son obligation judiciaire à l’égard des justiciables pour s’autonomiser en autoréférentialité à une justice royale (c.-à-d. étatique) ou, davantage en accord avec nos modes contemporains, d’une « constitutionnalisation », qui s’occupent d’eux. En clair, si vous est d’accord avec le résultat, vous ne vous préoccuperez pas de la manière d’y parvenir : la fin justifie les moyens, selon l’adage bien connu.

 

Si nos sociétés modernes ont, pendant une longue période, pris une saine distance avec l’idéologie du « théologico-politique »[5], force est de constater qu’aujourd’hui le pendule a basculé et c’est l’État (et les forces étatistes) qui se « théologisent » à mauvais escient, à savoir dans le sens d’un « théologico-étatisme » (laïc et païen) où ne comptent que l’obéissance et la vassalité. D’où l’intérêt «stratégique » du courant « théologico-étatiste » à mobiliser la notion de l’amour en tant qu’injonction émotionnelle et intellectuelle[6] pour écraser toute réflexion, toute critique et toute position en faveur de la modernité juridique[7]. Et puisque personne n’a le privilège d’être contre l’amour (et encore moins la Justice), voilà pourquoi le mot est devenu une arme dans les mains de nos obscurantistes étatistes et un moyen sûr de niveler le terrain devant l’omnipotence de son idéologie. Ce qui séduit aujourd’hui dans le jugement de Salomon est cette ruse d’un seigneur prêt à servir en tant que fondement et modèle d’une nouvelle sagesse de l’Idéo-droit. En fin de compte, il ne s’agit que de remplacer la « justice royale » (de Salomon) par la « justice constitutionnelle » (et des maîtres constitutionnalistes et des Cours constitutionnelles) en prétendant faire ainsi un grand bond en avant !  (ce qui est loin d’être acquis).

 

Ceci étant posé, attardons-nous d’abord sur l’examen historique et biblique de la vie de Salomon et sur l’origine vétérotestamentaire de son jugement. Une fois ceci réalisé, nous analyserons le premier jugement de Salomon (car, en fait, il y a deux !), pour ensuite nous consacrer à son deuxième jugement. Nous étofferons alors davantage notre critique en examinant plus exhaustivement les raisons qui nous ont poussés à considérer la « problématique » suscitée par le jugement salomonien.   

 

  1. 1.      Le Salomon historique et le « jugement de Salomon »,

 

Même si les conversations courantes font fréquemment référence au « jugement salomonien », force est de constater que peu de personnes l’ont effectivement lu dans le texte et à peine plus sont capables de le situer chronologiquement et encore moins de faire état de son contenu. Il convient en conséquence de commencer lucidement notre analyse en examinant Salomon en tant qu’individu historique avant d’aborder, proprement dit, le récit de ce « jugement ». A-t-il vraiment existé ou ne s’agit-il que du mythe d’un roi légendaire, fabriqué de toute pièce et sans aucune « vérité » historique ? L’image de Salomon, de son royaume et de son règne sont en effet bien différentes lorsque mobilisées à partir du récit hébraïque tel qu’il est préservé dans l’Ancien Testament, ou lorsqu’elles sont abordées, en contraste, par les études méticuleuses et scientifiques qu’ont effectuées les archéologues et les historiens contemporains. Comme cela se révélera, il s’agit de deux « histoires » tout à fait différentes et opposées ; deux histoires qui n’arrivent pas au même résultat.

 

En ce qui concerne d’abord la tradition religieuse hébraïque racontée textuellement dans la Torah, Salomon (970 à 931 avant J.-C.) est le fils du roi David et de Bethsabée, et roi « d’Israël » – dénomination plus que problématique puisque celle-ci ne se réalisera et ne se trouvera pas sur terre[8] – ou au nord de la Galilée[9]. Il accédera au trône par un coup de palace (ou d’État) contre ses frères et inaugurera, pendant son règne, une centralisation politique au-dessus de l’ancien système tribal en vue d’unifier le royaume sous la coupe d’un roi suprême. Le récit hébraïque lui attribue le rôle d’initiateur d’une période de prospérité et de transformation sociale et économique, et celui de maître d’œuvre de la construction de diverses villes, fortifications, temples, etc. On prétend qu’il a fait construire des demeures et de résidences somptueuses pour lui-même et pour son harem. Salomon, selon la tradition hébraïque, a baigné dans la richesse – largement attribuable au travail forcé exigé de la population - et il pouvait, de ce fait, se permettre des extravagances.

 

Le règne de Salomon a été considéré comme une période de développement des forces militaires et des relations internationales. Les récits hébraïques présentent Salomon comme engagé dans plusieurs campagnes militaires contre d’autres royaumes rivaux et en sortant vainqueur pour ainsi agrandir son royaume. On prétend également qu’il a signé des traités diplomatiques avec les Égyptiens.

 

À tout cela s’ajoute également l’image – très problématique et controversée - de Salomon en tant que poète et musicien, et surtout l’attribution improbable (et anachronique) des « Chants de Salomon »[10].

 

Tout cela est-il vrai ? S’agit-il d’une histoire vérifiable ou ne s’agit-il pas plutôt d’une « histoire glorifiée » ou simplement d’un récit des origines dans le sens mythique ? Car l’histoire de Salomon se révèle toute différente une fois examinée par le prisme des études archéologiques et historiques qui ne jurent que sur le fait tangible et vérifiable.

 

En effet, les archéologues et les historiens contemporains questionnent la véritable existence des royaumes de David et de Salomon, et si tel était le cas, pourquoi ils n’ont laissé aucun vestige et aucune preuve tangible de leurs existences et de leurs splendeurs. Des constructions comme celles décrites par la tradition hébraïque ne peuvent pas disparaître entièrement sans laisser de trace, sans même laisser un infime petit caillou ! Et les constructions historiques et les vestiges archéologiques que la tradition avait textuellement attribués aux royaumes de David et de Salomon se sont tous révélés, par l’analyse scientifique du carbone 14, trop jeunes et donc réellement construits plusieurs centaines d’années après leurs morts. L’absence de données archéologiques vérifiables ou encore d’une quelconque preuve sûre et vérifiable en ce qui concerne l’existence supposée de leurs royaumes est en somme clairement dérangeante, voire problématique aux yeux des scientifiques.

 

Certains chercheurs – notamment ceux que l’on appelle les néo-historiens israéliens[11] – défendent ouvertement qu’autant le roi David que le roi Salomon de la Torah n’ont probablement que repris l’histoire légendaire des « leaders » tribaux juifs mi- sédentaires mi- nomades et représentent ainsi une légende reconstruite en vue de servir un rôle politique exemplaire et pour solidifier la religion juive ou afin de servir ses visées politiques à une époque bien postérieure. En d’autres mots, il s’agit d’une légende, d’un mythe construit et amplifié qui a été mis en circulation trois ou cinq siècles après les faits, probablement donc entre le 7e et le 5e siècle av. J.-C. Ces « leaders » tribaux ont servi de modèle religieux (quoique problématique[12]) et un récit légendaire leur a été attribué, un récit fabuleux qui pouvait servir pour renforcer la religion juive. Ainsi les récits bibliques concernant David et Salomon véhiculent et témoignent tout simplement une idéologie politique et « nationaliste » (avant l’heure !), et symbolisent l’étendue du pouvoir juif, sinon de l’alliance historique du nord de la Galilée avec le Temple de Jérusalem ou encore l’intégration politique des tribus du nord sous la férule du Temple du sud.

 

Suivant les néo-historiens israéliens, il y a, en somme, un fossé infranchissable entre la recherche archéologique et historique d’une part, et le récit hébraïque concernant Salomon et son royaume, d’autre part.

 

Ceci étant, abordons maintenant la version du jugement de Salomon que nous procure d’abord la Torah, ou la Bible hébraïque, et où nous rencontrons ce récit :

 

En ce temps-là, deux femmes de mauvaise vie vinrent se présenter devant le roi. Et l’une de ces femmes dit : « Écoute-moi, seigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison ; j’y ai donné naissance à un enfant, étant avec elle. Trois jours après ma délivrance, cette femme a également accouché. Or, nous vivons ensemble, nul étranger n’habite avec nous la maison, nous deux seules y demeurons. Pendant la nuit, l’enfant de cette femme est mort, parce elle s’était couchée sur lui. Mais elle s’est levée au milieu de la nuit, a enlevé mon fils d’auprès de moi, tandis que ta servante était endormie, l’a couché sur son sein, et son fils qui était mort, elle l’a déposé entre mes bras. Comme je me disposais, le matin, à allaiter mon enfant, voici, il était mort ! Je l’examinai attentivement quand il fit grand jour, et ce n’était pas là le fils que j’avais enfanté. – Non pas ! Dis l’autre femme, mon fils est vivant, et c’est le tien qui est mort ! – Point du tout, reprit la première, c’est le tien qui est mort, celui qui vit est le mien ! » C’est ainsi qu’elles discutaient devant le roi. Le roi dit alors : « L’une dit : Cet enfant qui vit est le mien, et c’est le tien qui est mort ; l’autre dit : Non, c’est le tien qui est mort, celui qui vit est le mien. Le roi ajouta : « Apportez-moi un glaive », et l’on présenta un glaive au roi. Et le roi dit : « Coupez en deux parts l’enfant vivant, et donnez en une moitié à l’une de ces femmes, une moitié à l’autre ». La mère de l’enfant vivant, dont les entrailles étaient émues de pitié pour son fils s’écria, parlant au roi : « De grâce, seigneur ! qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le fasse pas mourir ! » Mais l’autre disait : « Ni toi ni moi ne l’aurons : coupez ! » Le roi repris alors la parole et dit : « Donnez-lui l’enfant vivant et gardez-vous de le faire mourir : celle-ci est sa mère. 

Tout Israël eut connaissance du jugement que le roi avait rendu, et ils furent saisis de respect pour le roi ; car ils comprirent qu’une sagesse divine l’inspirait dans l’exercice de la justice[13].

 

La Bible chrétienne nous offre un récit équivalent. Il n’y a pas de divergence ou de controverse en ce qui concerne le jugement de Salomon, ce qui se vérifie textuellement si nous nous orientons vers la Bible chrétienne dans laquelle nous lisons ce qui suit : 

 

            Alors deux prostituées vinrent vers le roi et se tinrent devant lui. L’une des femmes dit : "S’il te plait, Monseigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j’ai eu un enfant, alors qu’elle était dans la maison. Il est arrivé que, le troisième jour après ma délivrance, cette femme aussi ait eu un enfant ; nous étions ensemble, il n’y avait pas d’étranger avec nous, rien que nous deux dans la maison. Or, le fils de cette femme est mort une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, pris mon fils d’à côté de moi pendant que ta servante dormait ; elle le mit sur son sein et son fils mort elle le mit sur mon sein. Je me levai pour allaiter mon fils, et voici qu’il était mort ! Mais, au matin, je l’examinai, et voici que ce n’était pas mon fils que j’avais enfanté !” Alors l’autre femme dit : "Ce n’est pas vrai ! Mon fils est celui qui est vivant, et ton fils est celui qui est mort !" et celle-là reprenait : "Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant !” Elles se disputaient ainsi devant le roi qui pronon­ça : "Celle-ci dit : "Voici mon fils qui est vivant et c’est ton fils qui est mort !" et celle-là dit : "Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort et mon fils celui qui est vi­vant !’ Apportez-moi une épée", ordonna le roi ; et on apporta l’épée devant le roi qui dit : "Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre". Alors la femme dont le fils était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : "S’il te plait, Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le tue pas !", mais celle-là disait : "Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez !". Alors le roi prit la parole et dit : "Donnez l’enfant vivant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère". Tout Israël apprit le jugement qu’avait rendu le roi, et ils révérèrent le roi, car ils virent qu’il y avait en lui une sagesse divine pour rendre la justice[14].

 

Il s’agit du même récit ! Il n’y a aucune différence substantielle, répétons-le, entre les deux versions et aucun détail non plus qui pourrait faire l’objet d’une interprétation différente[15]. Notons pourtant qu’il est plus élégant de dire « deux femmes de mauvaise vie » que « deux prostituées ». Nous observons de ce fait le sens œcuménique (ou écuménique) - dans le monde chrétien (surtout protestant) - dans la terminologie de deux « nourricières », ce qui n’induit, en apparence, aucun jugement de valeur sur la vie des deux femmes en question. Or, une telle dénomination – en phase avec la Ligue contemporaine du politiquement et moralement correct - a pourtant l’inconvenance de détourner les sens de ce récit et surtout de le priver de sa signification narrative première. Les deux prostituées exercent simplement une profession (qui assurent leur gagne-pain) et ne s’engagent pas dans une quelque forme de « mauvaise vie » (selon le vocabulaire des obscurantistes contemporains).

 

En ce qui concerne la différence entre la Torah et la Bible, retenons qu’elle est avant tout théologique, car tandis que la Torah a toute autorité pour un juif, l’Ancien Testament n’en a véritablement aucune (c.-à-d. « en soi » ou en « foi ») pour un chrétien. Les textes vétérotestamentaires n’ont, en fait pour un chrétien, qu’un « rôle secondaire », d’« appui pour la foi », d’ancrage pour la compréhension de la Nouvelle Alliance (ou la Bonne Nouvelle), rien de plus ou de moins[16]. Tout cela est, pour les chrétiens, un résultat du concile de Nicée en l’an 379 apr. J.-C. et les conciles qui ont suivi dans l’Antiquité[17], dans le paléo christianisme, quand « notre monde » est devenu chrétien[18].

 

Maintenant, comment comprendre, à partir de ces données et de façon herméneutique, le jugement salomonien ? Nous soutenons que la ruse de Salomon, nous l’avons annoncé, est de prononcer, de manière astucieuse, deux jugements différents et séparés : un premier jugement, du "non-droit", qui se réfère symboliquement à la « justice » commutative (c.-à-d. le partager/trancher) et un deuxième jugement - également du « non-droit » - qui se réfère symboliquement à la compassion, à la pitié que tout parent et individu raisonnable ressentent devant la possibilité de la mort cruelle d’un nouveau-né.  Ceci étant, il convient de considérer en détail et plus exhaustivement ces deux jugements.   

 

  1. 2.      Le premier jugement de Salomon.

 

Examinons le jugement liminaire de Salomon en tant que ruse, stratégie et jeu. Il s’agit de la 1re partie de la narration salomonienne où celui-ci ordonne que l’enfant soit coupé en deux, que l’objet de controverse (le garçon vivant) soit partagé en deux parts égales et que chacune des mères en reçoive une moitié. La narration se lit comme suit : « Le roi ajouta : ‘Apportez-moi un glaive’, et l’on présenta un glaive au roi. Et le roi dit : ‘Coupez en deux parts l’enfant vivant, et donnez en une moitié à l’une de ces femmes, une moitié à l’autre’ »[19].

 

En fait, Salomon se réfère allégoriquement à l’art du "droit" en le parodiant : Si le droit est le partage[20], ne devons-nous pas, en l’absence de témoignage et de preuve solides et vérifiables, partager l’objet disputé en parts égales ? Certes, nous observons que dans ce jugement, Salomon ne se réfèrent pas, comme dans un raisonnement juridique ordinaire, à la balance des intérêts, mais plutôt au glaive, au symbole du pouvoir dans le sens le plus symbolique et direct possible (c.-à-d. passer sous la lame) et en vue de trancher dans le vif, dans la chair, l’objet du litige. Force est donc de constater que ce jugement tranche égal à égal, sans jamais partager en parts égales. Devant l’impossibilité de décider ce qui est  « à toi » et « à toi », selon l’art du droit, les mères sont alors "égales" dans les prétentions qu’elles ont à l’égard d’une situation et d’un garçon qui sera réduit à un « objet » à trancher, à un objet qu’il faut passer sous la lame.

 

De ce fait, le premier jugement parodie le "droit" et la justice autant commutative que distributive en affirmant, sans prononcer les mots, que si elles veulent "en égalité", elles obtiendront "en égalité". Elles auront une part égale de l’objet convoité, au-delà de leurs désirs, de leurs intérêts, car en ne tranchant pas leur requête (qui n’était autre que de statuer qui était la mère naturelle), il ne reste que de trancher l’objet (le garçon) de leur controverse et ce, même si cela entraîne la mort du nouveau-né. Comme l’affirme la narration, elles, chacune des mères, n’auront chacune, à la fin, que la moitié d’un objet, dit « enfant », qui n’est plus un « enfant », mais plutôt un cadavre d’enfant.

 

L’astuce de Salomon, la ruse du jugement, est de laisser se déployer un drame humain là où la symbolique du droit (c.-à-d. remplacer un « peser » au profit d’un « trancher ») est totalement inadéquate, voire ignoble et irrationnelle.  Le premier jugement déplait humainement à tous non seulement parce que le résultat est désastreux, mais aussi parce qu’il se moque d’un malheur initial qu’il n’affronte pas et qu’il ne peut jamais affronter rationnellement ! Au début un garçon mort et à la fin de ce premier jugement un deuxième garçon mort ; deux morts et ce, au nom de la Justice ?

 

Le récit biblique indique en effet - à l’intérieur d’un cadre herméneutique - deux scénarios identiquement probables quant à ce qui a pu se produire avant le procès.

 

Examinons un premier scénario qui débute par la mort d’un nouveau-né et la substitution éventuelle du bébé vivant par le bébé mort par une des deux femmes. Dans ce scénario tout débute avec un nouveau-né qui décède soit par la « mort subite du nourrisson», soit par un «accident de couchage ». Certains mots du récit biblique indiquent, sans certitude, qu’une des mères aurait peut-être étouffé son bébé en se couchant accidentellement sur lui. Nous pouvons facilement, et avec compassion, reconstituer la scène où une de ces mères fatiguée et épuisée, se consacrant avec bonheur et amour à son fils, tombe de sommeil et l’étouffe accidentellement. Que faire devant cette catastrophe ? Une substitution de bébé ? En ligne avec ce premier scénario, la réponse est, peut-être, « oui ».

 

Le deuxième scénario est également probable, quoique construit à l’inverse de ce qui est suggéré dans le premier. Ce nouveau scénario évoque une différente éventualité, un autre « peut-être », également possible et envisageable, à savoir la possibilité que la mère se réveille et constate que son bébé est mort – comme dans le premier scénario – soit par une « mort subite du nourrisson », soit par « accident de couchage » et, tout comme la mère du scénario précédent, qu’elle « panique ». À partir de cela tout se joue au niveau de la psyché et dans le refus psychologique d’accepter l’évidence : la mort de son bébé. Il s’agit d’un refus, d’un déni ou d’une distorsion psychologique de cette réalité qui s’impose à cette mère et qui la convainc que cela ne peut simplement pas être réel, qu’il doit exister une autre explication, que l’autre femme a dû, en catimini, substituer un bébé mort pour alors dérober son bébé vivant à elle.

 

Le refus de « vérité » (de la « réalité ») est un puissant mode opératoire de la psyché pour se protéger contre l’« insupportable », « l’inexplicable », « la douleur » et également pour se construire une vérité, une réalité qui peut être acceptable pour cette même psyché, d’où la distorsion. D’où la question de savoir si la mère qui se réveille avec un bébé mort est dans un état de refoulement, de blocage ou de psychose ? Si oui, alors inévitablement nous devons conclure que le bébé vivant n’est pas à elle.

 

En somme, c’est à cette égale vraisemblance (et invraisemblance) des deux scénarios possibles qu’est confronté le Roi-juge Salomon. Et quand il prononce son premier jugement, à savoir de trancher, de faire passer l’enfant sous la lame, il ne fait guère de « juris prudence » dans le sens ordinaire, mais joue indûment (comme dans une théorie du jeu – nous y reviendrons) avec la symbolique d’un « droit qui tranche », pour ainsi réellement opter pour trancher à mort le nouveau-né, là où il aurait dû s’arrêter net devant l’absurde, devant l’inhumain, devant la monstruosité. Quand le premier jugement ne nous plaît en aucune façon, c’est parce que il ne répare rien, ne partage pas vraiment, ne règle en rien le problème : le Roi-juge ruse et condamne uniquement un bébé innocent à la mort. Le premier jugement ne fait en fin de compte que doubler bêtement le malheur et ne sert que pour partager également le malheur, au détriment et au prix de la vie d’un bébé ! Pour que les deux mères puissent sortir du tribunal de Salomon égales entre elles, égales dans leur malheur et avec un bébé mort de plus à enterrer.

 

Or, la Justice sert-elle la mort ? La Justice sert-elle le malheur ? L’égalité est-elle autre chose que le jeu de trancher un « objet » en parts égales pour donner à « toi » et à « toi » ? Il s’agit de questions qui nous amènent logiquement à la révision de ce jugement initial, et à la prononciation d’un deuxième jugement par Salomon que nous ne jugeons guère meilleur juridiquement.

 

  1. 3.      Le deuxième jugement de Salomon.

 

Nous l’avons affirmé, il y a deux jugements : un jugement de glaive qui fait passer le nouveau-né sous la lame, et un autre qui découvre, qui choisit une « bonne mère » et dont le jugement devient final. Ce jugement final est celui dans lequel le juge-roi ordonne d’attribuer l’enfant vivant à l’une des femmes, à celle qui a montré de la compassion pour l’enfant vivant, et cela à un degré tel qu’elle renonce (dans le 1er jugement) à l’enfant plutôt que le voir se faire trancher en 2 parties égales (dans la résultante de la première interprétation du jugement).  C’est cette femme que le Roi-juge considère à la fin comme étant la « mère », la vraie mère, la bonne mère et l’incarnation de ce qu’une mère doit être, à savoir, en anticipant sur notre analyse, une mère prête à sacrifier tout, même elle-même, pour un enfant. En fait, le sens de ce deuxième jugement est uniquement la déclamation : « C’est elle la mère !». Salomon a, par la ruse, découvert une bonne mère à qui il attribue l’enfant, le garçon vivant. Le jugement final met en valeur une pédagogie et une idéologie concernant la valeur d’une bonne mère et l’intérêt de l’enfant d’être confié à une telle femme, sans considération du lien de filiation original. Regardons de plus près ce deuxième jugement.

 

Nous constatons, sans surprise, que les deux sont entremêlés, et surtout qu’ils font l’objet d’une stratégie discursive dans les deux phrases qui, sur le plan narratif, précède le deuxième jugement. Pour la compréhension intégrale de ce deuxième, une incursion rapide et brève au texte biblique précité s’impose :

 

Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre". Alors la femme dont le fils était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : "S’il te plait, Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le tue pas !", mais celle-là disait : "Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez ![21]

 

En examinant attentivement ces deux phrases, nous constatons sans ambigüité que le récit met en avant le caractère, le comportement positif et la compassion de l’une des femmes et l’absurdité de l’autre. Là où l’une s’enflamme de compassion, de pitié et d’amour, prête à renoncer à tous ces "privilèges" (comme le lui donnait le premier jugement), la deuxième de ces femmes manifeste, au contraire, de la jalousie et de la rancune, et elle n’est en conséquence nullement disposée à reculer devant les conséquences néfastes de l’ordonnance de Salomon de trancher l’enfant en deux. Les deux phrases nous révèlent une situation artificielle créée par le Roi-juge et qui lui sert (et à lui seul) à mesurer, à établir, à révéler leurs attitudes devant le destin de cet enfant vivant, si le premier jugement était effectivement mise à exécution.

 

Pourtant, demandons-nous si la narration de Salamon ne met pas trop l’accent sur la bonté de la première de ces deux femmes. Son renoncement nous émeut comparé à l’obstination et à la froideur de la deuxième femme. C’est un choc affectif qui est ressenti à l’égard d’une attitude voulant que « la justice » serve la mort qui nous rebute et qui fait contraste avec « la bonne mère » qui plaide pour la vie, qui défend la vie à tout prix.

 

En fait, quand le Roi-juge Salomon clame « C’est elle la mère» ! » à la fin de la narration, c’est parce qu’il a trouvé une bonne mère pour l’enfant et non pas LA mère du point de vue de la filiation. Par sa ruse, il a réussi à révéler celle qui répond, selon lui, au critère d’une « bonne mère » et qui donnera à l’enfant, autant que possible, une enfance équilibrée et heureuse. Il effectue en conséquence le choix d’une de ces deux femmes pour qu’elle soit la mère et il le fait dans l’intérêt de l’enfant vivant ; autrement dit il assigne le bébé à une de ces femmes parce qu’elle semble plus apte, selon lui, à être une bonne mère pour le garçon. Les critères adoptés par le Roi-juge est donc l’intérêt de l’enfant.  

 

Suivant la narration biblique, une bonne mère serait :

 

1)      une femme qui est là pour le bénéfice de l’enfant, prête à renoncer à tout - même à l’enfant, comme c’est le cas pour la 1re femme dans le jugement de Salomon – pour que le bonheur et la vie de l’enfant priment avant toute autre considération.

2)      une femme qui montre de la compassion, de l’amour et de l’affection pour l’enfant. Autrement dit, qui ne pense pas d’abord à elle-même et ses intérêts, sinon qui est là avec bonté, bienfaisance et générosité pour laisser l’enfant s’épanouir ?

3)      une femme qui vise la vie, qui fait le pari sur « le grandir » et qui sait accompagner « son » enfant pour le préparer et le guider pour la vie en société. 

 

Une filiation biologique ne génère donc pas en soi une bonne mère.

 

Ainsi, narrativement, selon le jugement de Salomon, l’intérêt de l’enfant se conjugue avec la « bonne mère » (qui peut facilement être compris également sous mode de « bon père » ou un « bon foyer »). L’intérêt de l’enfant se résume comme suit, à savoir vivre et grandir :

 

1)      dans un milieu harmonieux et équilibré, à savoir, dans un cadre stable, bienveillant et sûr – une « maison » - qui peut garantir le développement physique, psychologique et social de l’enfant.

2)      auprès d’un (ou plusieurs) individu(s) qui s’implique(nt) psychologiquement, moralement, émotionnellement et pédagogiquement quant à ses besoins, ses aspirations et ses talents.

3)      à partir de prémisses que ce rapport à l’enfant en tant que tel i permet et assure, en le garantissant et dans une liberté grandissante, son développement psychologique, social et humain en vue de prendre place en tant que cosociétaire dans la société.

 

Certes, le jugement de Salomon n’utilise pas directement ces mots, mais il use habilement de la technique narrative d’une image (de compassion versus non-compassion) où ces mots se logent logiquement. Et si le critère de bonne mère a du sens et si l’intérêt de l’enfant est pris en considération par Salomon, ce qui pour nous ne fait guère de doute, à ce moment les deux critères de « bonne mère » et de « l’intérêt de l’enfant » se conjuguent téléologiquement comme une interrogation : « qu’est-ce que l’intérêt de l’enfant dans ce cas » ? Certainement pas de grandir et de vivre avec une femme acariâtre et troublée psychologiquement qui, peut-être -- nous n’avons aucune certitude là-dessus - l’a engendré. Quand, le Roi-juge s’exclame « C’est elle la mère !», il ne fait que de choisir une femme pour l’enfant et il le fait clairement avec l’objectif de lui donner une bonne mère qui veillera sur lui et qui assurera son intérêt avant tout.

 

Lu de cette façon, c’est l’intérêt de l’enfant qui permet et qui justifie le deuxième jugement, dans le degré que les réactions, suite au premier jugement de Salomon de trancher l’enfant ont révélé les caractères et les attitudes des femmes de même que leur moralité.  Et surtout, Salomon est ici instigateur d’une image-critère prête à faire fortune dans la culture juridique occidentale qui maintenant, depuis grosso modo 2 000 ans, insiste sur « l’intérêt de l’enfant ». Le jugement de Salomon a simplement mis en vigueur la « législation légendaire » (et biblique) qui a engendré la législation réelle et positive !  Symboliquement, la primauté que la culture occidentale accorde à « l’intérêt de l’enfant » tire son origine du jugement de Salomon et de notre acceptation de cette sagesse présumée de justice et de « droit ».

 

Or, c’est justement au niveau du « droit » qu’il y a ici un problème et de premier ordre ! Car vu à partir du droit, le Roi-juge n’a pas vraiment jugé l’affaire, puisqu’il n’a pas tranché la question de savoir qui est la mère ayant enfanté l’enfant vivant. Il a plutôt agi à sa propre guise : il a accordé l’enfant à une des femmes en adoptant une logique d’adoption et l’a fait en vue de trouver un bon foyer, une « bonne mère », pour un enfant. Il a clairement fait le choix de placer l’enfant chez l’une des deux femmes en ne se basant pas sur leurs requêtes, mais en agissant en tant qu’agent d’adoption cherchant à placer un enfant dans les meilleures conditions possibles. C’est en conséquence bien un choix de placement, un choix d’attribution, une logique d’adoption[22].

 

En droit, l’adoption n’est en fait que cela, à savoir faire le choix d’une personne pour élever un enfant. Le « C’est elle la mère» ! » se révèle dans ce cas en tant que création d’une filiation fictive, une filiation d’adoption que le Roi-juge invente en vue d’attribuer l’enfant à la bonne mère de son choix. Or, répétons-le, les deux femmes ne se sont pas présentées devant le Roi-juge pour cela, pour une logique d’adoption, leurs requêtes étaient bien différentes.  

 

Si nous avons raison, ne serait-ce qu’en partie, le jugement de Salomon nous révèle en fin de compte une logique de l’adoption avant les lettres, où la question ne sera que de déplacer l’enfant et de le faire d’une façon adéquate et rationnelle. Mais là aussi se pose la question de savoir si le Roi-juge a vraiment, au-delà de la symbolique de la « bonne mère », trouvé un « bon foyer », une « famille » ou une « maison » pour le nourrisson. A-t-il fait le bon choix ? A-t-il véritablement examiné les alternatives ? Dans une logique d’adoption, il aurait dû chercher plus loin et se poser certaines questions.

 

Le fait est qu’il donne le nourrisson à une prostituée pour être élevé dans un lupanar (ou « bordel », « maison de désordre », ou « maison de débauche »), un milieu de prostitution, faisant ainsi en sorte que « le mode de vie de la prostitution » lui colle à la peau pour le restant de sa vie et restreigne ses options de vie considérablement. Si le nourrisson avait été une fille, le jugement de Salomon aurait eu comme effet de condamner cette fille au métier de sa mère dans un pourcentage frôlant le 100%. Comme il s’agit d’un garçon, il deviendra peut-être le prochain gérant de ce lupanar, de sa mère (et d’autres pensionnaires probablement aussi)[23]. Le Roi-juge Salomon a-t-il adéquatement pris en considération la vie qu’aura le nourrisson dans un lupanar ? A-t-il choisi, avec prudence, la bonne personne pour le nourrisson ?

 

Car il avait des choix ! Il n’était pas, dans un cas d’adoption, restreint aux deux prostituées qui se chicanaient le bébé. Il avait le choix en tant que magistrat de la Cité (au-delà donc de sa charge en tant que Roi-juge de se restreindre à ne juger que les requêtes formulées par les justifiables et de ne jamais excéder son mandat) de donner le bébé en adoption à quelqu’un d’autre. Et il y avait certainement, et sans aucun doute, d’autres femmes et d’autres familles qui, avec plaisir et gratitude, auraient pu offrir à ce nourrisson un cadre de vie plus adéquat et meilleur. Pourquoi pas une couple sans enfant ? Ou n’ayant que des filles ? Ce qu’il faut retenir c’est que le Roi-juge, en optant pour une logique d’adoption, aurait pu chercher une famille conventionnellement plus apte pour l’élever socialement et moralement.

 

Et ce deuxième jugement, comment maintenant le juger à son tour ? Il nous plaît en effet par son insistance sur l’intérêt de l’enfant et sa logique d’adoption, mais nous déplait au niveau procédural.

 

  1. 4.      Réflexions critiques sur la narration salomonienne.

 

Développons davantage, à partir de la pensée juridique, les raisons pour lesquelles nous considérons « le jugement salomonien » (dans ces deux étapes), problématique. Si personne ne peut, en soi, se révolter contre le résultat – l’octroi de la garde d’un enfant à une femme qui semble bien disposée à son égard -, le ver est, hélas, déjà dans la « pomme », à savoir dans un procès qui relève plus d’une théorie du jeu que d’un procès juste et équitable. C’est un procès où seul compte l’acceptabilité du résultat et ceci au détriment de l’autonomie des justifiables et de la façon d’arriver avec clarté, équité et raison, à un résultat qui ne repose que sur les ressources même d’un « droit procédural ». Avec anachronisme, le jugement de Salomon nous révèle davantage « une théorie du jeu »[24] qu’une pratique judiciaire saine, équitable et non manipulable. Si le résultat est « équitable » parce qu’il nous plait, la façon d’arriver à ce résultat peut-elle être injuste et inéquitable et ainsi porter ombrage au résultat ? Voilà ce sur quoi il convient maintenant d’éclairer davantage.

 

Le problème de fond est l’exigence d’un « procès juste et équitable », ou en anglais : « due process »[25], et le constat que le jugement de Salomon ne le respecte pas vraiment. Il s’agit d’un procès qui se base trop sur le terrain de l’interprétation, incertaine, des actes comportementaux intervenusdans la salle d’audience post factum et sur ce que les acteurs, par leurs stratégies les uns à l’égard des autres, souhaitent ‘faire voir’ à ce moment précis par leur comportement ‘en situation’. 

 

D’abord, abordons brièvement la question du « procès juste et équitable » ?[26] Voilà la question de fond qu’il faut envisager et surtout parce qu’il n’y a ici guère de réponse facile à donner que ce soit sous la forme d’un « substantif de représentation » ou d’une « fondation normative ». Il faut comprendre, par un « procès juste et équitable », l’exigence d’une évaluation concrète et pratique « en droit », pour ainsi savoir à quel degré elle a  pu être atteinte ou si elle a été « troublée », « déviée » ou « niée », et comment cela a pu se produire. En tant qu’exigence procédurale, un « procès juste et équitable » se réalise (où se nie), s’évalue mathématiquement, entre 100 % et 0%. Ici, dans le jugement de Salomon, avec un procès qui consiste à évaluer le comportement des deux femmes dans la salle d’audience, nous avons clairement un problème entre l’autonomie des justiciables (tel que nous le révèle la requête, à savoir de trouver qui est la mère naturelle) et l’hétéronomie du rôle de juge qui cherche, quant à lui, à trouver une bonne mère pour l’enfant ou encore qui agit dans un logique d’adoption. Un des principes d’un « procès juste et équitable » est indéniablement que les justiciables disposent en toute autonomie de l’objet de leur controverse, qu’ils ont le droit de s’exprimer et d’être entendus, car c’est en général l’unique raison pour eux de s’adresser au système judiciaire au lieu de trouver une solution en privé[27].

 

Retenons que l’exigence d’un « procès juste et équitable » se réfère en principe au déroulement d’un procès judiciaire devant un « tiers invité »[28] neutre et objectif. En incluant dans l’évaluation ce qui se rattache à ce procès avant et après et tout ce qui est en lien avec cette évaluation, et en évaluant également la capacité des cosociétaires à présenter adéquatement et ouvertement leurs « divergences », qu’il s’agisse de leurs différents « privés » ou à l’égard des institutions supra-individuelles (surtout l’État et le gouvernement).

 

Un procès « juste et équitable » s’évalue et se comprend donc clairement par ses antinomies : par le refus de « représentation » et de « publication », par le refus de la liberté de parole et d’épreuve, par l’arbitraire, par la discrimination et l’ostracisme, par la corruption, par des « influences extrajudiciaires » ou encore des « juges sous influence », par l’incompétence, par « l’iniquité » et « l’injustice » et ainsi de suite; bref par un déni de justice. Un procès juste et équitable s’évalue aussi, pour le pire ou le meilleur,   par le degré de succès   qu’auront les parties d’ un procès – jugé exclusivement donc à partir d’elles  (et jamais in abstracto) – à présenter et « officialiser » leurs requêtes sans crainte, sans discrimination et avec une « liberté judiciaire » à leur mesure (ce qui peut donc être modéré par un régime de « droit » procédural public, officiel et publié).

 

A ceci s’ajoute surtout la nécessité de mesurer en pratique, comment les parties ont pu présenter des preuves en soutien de leurs allégations, comment elles ont pu se défendre et contester les allégations de l’autre partie, et ainsi de suite. L’exigence d’un « procès juste et équitable » s’évalue de ce fait uniquement et exclusivement à partir des cosociétaires et le fait est que le juge se désigne comme étant la source première d’une atteinte à l’exigence d’un « procès juste et équitable » [29]. Le juge peut, avec un néologisme, être la source d’un « judiciairicide » (c.-à-d. d’un résultat procéduralement « injuste et inéquitable »). Il suffit qu’il roupille, s’assoupisse pendant le procès, qu’il divague, qu’il soit sous influence de l’alcool ou de stupéfiants, qu’il ait des préjugés, qu’il soit incompétent ou que le cas ne l’intéresse pas, et ainsi de suite !

 

Les textes législatifs de procédure (civile, pénale, administrative, et autre) existent en conséquence avec l’objectif (pour les parties) de maitriser publiquement le juge et n’ont donc guère d’autres intérêt que de contrôler le juge pour le forcer à agir avec diligence et surtout s’assurer qu’il ne succombe pas à ses penchants adamiques. Pour le dire avec toute franchise, le juge est - autant à l’époque du Roi-juge Salomon qu’aujourd’hui avec nos Juge-rois contemporains - la première et la plus grande menace au procès juste et équitable et, conséquemment, pour un droit de qualité. Il est constamment surprenant d’observer comment un juge peut, à tout moment, faire déraper un procès.

 

Pourquoi alors à partir des critères émis par les acteurs qui plaident, le jugement de Salomon n’est-il ni juste et ni équitable, mais « déraisonnable » ?

 

La réponse à notre question est candidement que le Roi-juge voit et évalue clairement des comportements et non pas des prétentions et des éléments de preuve ! Il voit les individus devant lui, il les examine, il les scrute et il fait le choix d’une personne au détriment de l’autre. C’est de ce fait une justice de maître, une justice d’en haut et une justice qui juge les individus par leur comportement, par leur interaction langagière avec le juge. À partir du moment où le Roi-juge  met en parenthèse le sens de la requête des parties – à savoir la question de savoir qui est la mère naturelle – il n’y a plus de véritable objet de controverse pour laquelle les mots peuvent servir d’ « argument » et surtout il y a une substitution d’objet qui, subitement, ne se désigne que comme la question de savoir qui sera la bonne mère pour l’enfant. À partir de ce moment, les mots n’ont donc plus de sens et la stratégie du Roi-juge est de trouver une bonne mère pour l’enfant vivant. Il s’établit de la sorte une justice où l’individu juge l’individu, une justice où celui qui parle le langage qui plait à l’oreille gagne, une justice où la gangrène du « politiquement et moralement correct » - avant l’heure – a déjà triomphé.

 

En fait, le problème du jugement de Salomon est que tout est placé au niveau « comportemental ». Ce qui est véritablement jugé par le Roi-juge Salomon est en fin de compte le comportement de ces deux femmes, c’est cela qu’il voit, c’est aussi cela qu’il entend. Et s’il y a effectivement lieu d’avoir de la compassion pour les deux femmes et pour leurs détresses, le Roi-juge fait un faux pas juridique (et judiciaire) lorsqu’il croit que les apparences ou encore les stratégies « comportementales » de l’une et l’autre des parties représentent une base solide et irréprochable pour son jugement.

 

Cela se constate aisément si nous réinvestissons à nouveau la narration du « jugement de Salomon » maintenant en tant que jeu et stratégies comportementales (dans la perspective d’une théorie des jeux). Il faut revenir au trauma psychologique qu’il crée artificiellement en vue d’évaluer la capacité de chaque femme d’être et d’agir dans le rôle de « bonne mère ». Et il faut surtout mettre un bémol quant à l’évaluation de ce qui se produit au niveau comportemental des protagonistes, car le danger est que Salomon puisse à son tour facilement être manipulé par une femme qui jouera le jeu mieux que lui.

 

En fait, la première femme, celle à qui Salomon attribuera l’enfant, celle qui montre amour et compassion, est peut-être une meilleure joueuse que le Roi-juge. Il se peut qu’elle ait tout de suite compris le jeu de Salomon et qu’elle ait agi en conséquence et avec plus d’habilité. Elle a, peut-être, tout de suite avec son langage corporel, avec son attitude, sa posture, ses gestes et ses mots, mis l’autre femme en hargne (sachant parfaitement comment provoquer l’autre femme et sachant aussi comment cela la désavantagera) ; elle a peut-être, tout de suite su comment séduire le Roi-juge et utiliser des mots mielleux pour répondre aux critères d’une bonne mère. Elle a peut-être instamment et dès le début su comment tourner le « jeu » à son avantage en étant consciente qu’elle participait à un tel jeu.

 

Relu de cette façon, c’est autant une fragilité qu’une force psychologique que nous rencontrons chez les deux femmes. Par conséquent, le niveau comportemental est de ce fait soumis à la psychologie de chaque individu, chaque femme et est en soi un mauvais guide judiciaire.

 

Imaginons (dans cette lignée herméneutique) que « la mauvaise mère » (selon l’appréciation de Salomon) ne puisse pas se gérer adéquatement (et stratégiquement) au niveau comportemental puisqu’elle est en crise (alors que normalement elle est considérée comme étant la femme la plus gentille et aimable sur la terre, surtout avec les enfants). En état de crise, elle aurait pu énoncer des phrases choquantes, faire preuve de jalousie, de hargne, de colère, de haine, de ressentiment sans pour autant que les mots correspondent à son caractère habituel. Imaginons que son adversaire le sache et qu’elle sache également comment jouer sur cette psyché pour ainsi, par des gestes et des mots, la pousser vers l’abîme.

 

Et imaginons, réciproquement (et dans la même perspective herméneutique), que la « bonne mère » (selon l’appréciation de Salomon) avait un don inouï pour les subterfuges, pour la duplicité et l’hypocrisie et savait parfaitement dissimuler ses vrais sentiments (et le fait de son égoïsme, son narcissisme et son insensibilité à l’égard des autres, surtout des enfants).  Une telle femme aurait facilement pu s’apercevoir que Salomon étaient un « joueur dans un jeu » et avec une facilité égale dire qu’elle jouera plus fin que lui. 

 

D’où la question légitime de savoir si la « bonne mère » aurait pu disséquer la stratégie de ruse de Salomon pour la retourner contre lui ! Il fallait en fin de compte jouer son jeu à lui avec un peu plus d’habileté, faire en apparence ce qu’il s’attendait à voir et surtout prononcer les mots qui lui plairaient. Tout cela est plus facile pour une personne qui sait qu’elle joue la comédie, un rôle dans une « théorie du jeu ». Et pour gagner avec éclat, elle pouvait provoquer l’autre femme pour la faire passer pour la « mauvaise mère » et l’inciter à faire et à dire des choses épouvantables. Car répétons-le, le Roi-juge semble inconscient, tel qu’en fait foi la narration biblique, qu’une « théorie du jeu » puisse se jouer à deux et qu’une personne qui ne sait pas que l’autre joue mieux qu’elle, risque inéluctablement de « perdre ».

 

Mais, dans cette situation, aurait-elle pu également substituer le bébé ? Échanger le bébé mort contre le vivant ? Nous ne le savons pas ! Nous ne le saurons jamais ! En-dehors du fait que la narration salomonienne commence avec la mort d’un nouveau-né et l’image d’un drame existentiel, nous n’avons guère, réaffirmons-le, de certitude, nous n’avons rien pour appuyer un jugement raisonnable dans un sens ni dans l’autre. Nous n’avons que la narration biblique et l’image d’une justice qui peut paraître problématique dans notre perspective herméneutique, car si le Roi-juge a voulu agir dans une  « théorie du jeu » il n’y a aucune garantie, surtout pas procédurale, que le résultat soit vraiment « juste » ou « équitable » puisque, répétons-le, dans un « jeu » c’est le (ou la) plus habile qui gagne.

 

  1. 5.      Conclusion.

 

Nous avouons que nous aimons « le jugement de Salomon » et que nos critiques en ce qui concerne son sens juridique (et judicaire) n’ont guère pour but de porter ombrage à la beauté narrative de ce récit ou de nuire d’une quelconque façon à sa valeur culturelle et morale (pour ne rien dire de son sens théologique). C’est un récit édifiant qui s’adresse directement à notre cœur, comme le font habituellement et avec géni la plupart des récits bibliques. Ils sont là pour éveiller notre esprit et pour nous mettre en garde contre le dogmatisme qui menace notre morale, notre sensibilité et nos engagements envers autrui et envers le monde. Et surtout pour nous rappeler, si besoin est, que les « cœurs en pierre » ne battent pas et surtout risquent à tout moment de se casser dans et par leur rigidité et leur raideur !

 

Retenons que les narrations bibliques réitèrent en règle générale le cri de l’affliction, de l’individu qui croule sous l’oppression et la discrimination, de l’individu qui, tel Job[30] soumis aux forces de l’hétérogénéité, cherche à se lever pour marcher dans un monde qui aime en fin de compte davantage les dos courbés et la soumission que les gens qui se tiennent debout.  Le jugement de Salomon est de cette trempe-là, telle une pièce à conviction qui rétorque à l’homme : « Certes es-tu fait à l’image de Dieu, mais de quoi es-tu fait, de quelle matière, de quelle animalité, de quelle humanité ? »

 

Le jugement de Salomon est aussi un chant. C’est un moment de conscience et de réflexion en poésie chantée.  Un moment où la conscience prend acte qu’elle ne peut rien à l’égard du réel, sinon entrer en action pour le changer, pour le prendre en charge et surtout pour imposer une responsabilité à l’égard de celui qui a besoin d’une main charitable et bienveillante comme soutien et protection dans un monde injuste et sans merci. Voilà que les mots, la tonalité, la musique, la chanson que nous a donnés Georg Friedrich Haendel[31] nous viennent à l’esprit. Nous écoutons Salomon, le serviteur, les protagonistes et nous nous remémorons, sous le mode d’une mimèsis (un mêmée grec)[32], encore une fois ce jugement. C’est comme si nous étions là, dans une splendide salle d’opéra où se joue avec maestria la pièce si magnifique, de Georg Friedrich Haendel, intitulé Salomon[33]. Et nous voilà en train de chanter, à notre façon, à haute voix ce si bel oratorio :    

 

 « Scène II - Les précédents, et un serviteur.

 

Le serviteur

 

Mon Seigneur suzerain, deux femmes sont là

Qui implore l’ordre du Roi

De les faire toutes deux entrer. L’une d’elles,

en larmes,

porte un enfant nouveau-né ;

L’autre, farouche, débordant de menaces,

Raconte son histoire à la foule ;

Ainsi crie-t-elle à l’assemblée :

« Prenons conseil du Roi, il redressera nos

torts. »

 

Salomon

 

Faites-les entrer sur le champ ; car étant

monté sur le trône,

Nos heures ne sont plus à nous, mais toutes

à notre peuple.

 

Scène III

Les précédents et deux prostituées.

 

Première prostituée

 

Ô toi, fils de David, écoute la plainte d’une mère ;

Et laisse la voix de la justice apporter réparation.

Mes entrailles ont conçu ce petit enfant,

J’ai reçu avec joie le poupon souriant.

Cette femme elle aussi a porté un fils,

Mais le fil de sa vie fut trop vite coupé :

Nous habitions ensemble la même maison ;

Mais une fois, la malheureuse, comme je dormais,

Se glissa à minuit là où je reposais,

Enleva mon doux trésor de mes bras,

Et laissa derrière elle son enfant, paquet d’argile

inerte ;

Et maintenant, oh impie ! Elle ose réclamer

Le nom de mère, droit qui seul me revient.

 

Trio

 

Première prostituée

 

Les mots sont trop faibles pour peindre mes

craintes ;

L’angoisse de l’émotion, les sanglots,

plaideront bien mieux la cause d’une mère.

Devant ton trône, ô Roi, je m’incline,

Ma cause est juste, sois-moi bienveillant.

 

Seconde prostituée

 

Toute cette histoire attendrissante est fausse.

 

Salomon

La justice retient sa balance prête.

 

Seconde prostituée

 

Sois juste, alors, et respecte la loi.

 

Première prostituée

 

Les mots sont trop faibles pour peindre mes

craintes, etc.

 

Salomon

 

Et l’autre, que dit-elle de l’accusation qui lui

est imputée ?

Parle à ton tour, raconte-nous tes maux en

détail.

 

Seconde prostituée

 

Ma langue ne sait pas vernir la vérité,

Ni donner de belles couleurs à ce qui est hideux.

Cet enfant est le mien, les entrailles de la terre

Est le tombeau qui cache la naissance de son petit.

Donne-moi mon enfant, le sourire de mon

petit garçon

Pour que la joie du nouveau-né réjouisse

ma poitrine.

 

Salomon

 

Maintenant femmes, écoutez-moi et respectez

le Roi

Qui, de son trône, prononce comme il suit la

juste sentence :

Chacune revendique de même, que toutes

deux partagent le même sort ;

Coupez l’enfant en deux, ainsi chacune

emportera sa part.

Vite, apporter le glaive, et frapper l’enfant,

Finies les vociférations pour la dispute de vos

droits.

 

Seconde prostituée

 

Ta sentence, grand Roi,

Est prudente et sage,

Et mes espérances volent à tire-d’aile

Vers la consolation.

Satisfaite, j’entends

Et j’approuve ce décret :

Car du moins c’est à toi

Que j’arracherai l’enfant aimé.

 

Première prostituée

 

Arrête, arrête la main du bourreau !

Révoque, ô Roi, ta sévère sentence.

Puis-je voir mon enfant égorgé

D’une cruelle épée impitoyable ?

Puis-je le voir exhaler son souffle

En souriant à la main de la mort ?

Et voir des flots de pourpre

Couler de ses tendres flancs ?

Plutôt tromper mes espoirs,

Prenez-le tout entier, mais épargnez mon enfant.

 

Salomon

 

Israël, sois attentif aux paroles de ton Roi :

Ne crois pas que j’ai eu l’intention de tuer

l’innocent.

La sévère décision devait dépister habilement

Les secrets détours du cœur humain.

Celle qui put supporter d’entendre le cruel

décret,

sans pousser un soupir, ni répandre une

pieuse larme,

Ne peut qu’être étrangère au nom de mère -

Hors de ma vue, ne te presse pas de réclamer

à nouveau !

Mais toi, dont les alarmes attestent l’amour

d’une mère,

reçois-le, et serre-le sur ton cœur battant :

C’est à toi, en toute justice, que l’enfant revient,

Puisses-tu ne plus jamais le perdre de tes bras.

 

Duo

 

Première prostituée

Trois fois béni soit le Roi, car il est bon

comme il est sage.

 

Salomon

Toutes ces vertus sont le don du Seigneur...

 

Première prostituée

 

La gratitude fait couler de mes yeux des

Flots de pleurs.

 

Salomon

 

Que ton action de grâce se tourne vers le ciel.

C’est Dieu qui récompense, et il lui plaît de

relever de la poussière

Celui qu’a voulu briser le bras de l’oppresseur.

 

Première prostituée

 

Qu’ils sont heureux, ceux qui mettent en

Dieu leur confiance !

 

Salomon

 

Car sa miséricorde durera d’âge en âge.

 

Chœur des Israélites

 

De l’est à l’ouest

Qui y a-t-il d’aussi sage que Salomon ?

Qui est béni comme le Roi d’Israël,

Qui est aussi digne du trône ?

 

Zadok

 

Chaque veille fait naître la louange

Des mérites de ce roi bienheureux,

Chez qui la vaillance du caractère

Accompagne la bonté de l’esprit.

Vois donc sur les bords du Jourdain,

Avec fier branchage,

Fleuri des attraits du printemps,

Ce palmier haut dressé,

À qui nul autre ne fait ombrage

Et qui clame sa majesté.

Premier des rois mortels, et le

Plus sage d’entre les sages.

 

Première prostituée

 

Plus jamais des troupes armées ne viendront

détruire nos espoirs,

La paix étend ses ailes, et déverse toutes joies.

Sous la vigne, à l’ombre des figuiers,

Chaque berger chante la vierge

Qui a trahi son cœur simple

Sur une mélodie champêtre.

Tandis qu’il se lamente de ses tourments,

Tout alentour, les jeunes bergers du village

Surprennent sa chanson et, ressentant sa peine,

Mêlent les soupirs au plaisir.

Sous la vigne, à l’ombre des figuiers, etc.

 

Chœur des prêtres

 

Acclame, chœur entier, acclame la gloire de

Salomon,

Vous, poètes, rapportez comment il fut l’orgueil

de notre temps.

Que coulent doucement les vers pour rappeler

son nom,

Et que toutes les nations élèvent leur voix

pour chanter sa renommée.

Acclame, chœur entier, etc. »[34]

 

C’est beau ! Et, si jouer avec diligence et chanter avec verve, écouter Salomon de Georg Friedrich Haendel procure instantanément un moment imminent de plaisir et de beauté, et   tant pis pour les ennemis de la culture ! Celui qui, ne soit-il qu’une fois dans sa vie, a eu le plaisir et le bonheur d’assister à un concert de Haendel et de son Salomon ne n’oubliera jamais ! Il (ou elle) sera sans doute plutôt saisi, ravi, par l’esthétique d’une tonalité qui enrobe son âme et qui le prend en entier pour l’élever, autant que possible, vers le haut, vers un monde où la musique apaise l’esprit pour mieux enrichir le cœur.

 

L’intrique judiciaire de ce jugement, sera aussi éternel et indépassable ! Impossible de résoudre par un coup de baguette magique la différence entre un jugement d’amour et de sagesse et un jugement judiciaire moderne ; impossible d’opérationnaliser un concept de justice substantialisé par les philosophes modernes – de Hobbes à Rawls – et le concept d’un procès juste et équitable au profit exclusif d’un droit à faire. Notre propre atavisme se retrouve sous-jacent, notre désir si freudien de retourner vers notre enfance et d’écouter le jugement de notre mère ou encore le Juge-Herculéen (à la façon de Ronald Dworkin, qui en amour et en principe nous juge et nous aime tout à la fois). C’est une image atavique, mais une image de l’état de notre contemporanéité et de notre désir irrésistible d’une « lutte pour la reconnaissance » et la célébration d’un jugement moral d’hétérogénéité.

 

Quant à nous, un jugement moral dans le domaine de droit nous laisse plutôt froid. Droit et vérité, ou encore droit et amour, sont comme feu et eau, il faut choisir l’un ou l’autre, et se satisfaire de son choix. Le droit ne dit simplement jamais la vérité et n’exprime en rien l’amour, mais juge en clarté à partir des preuves soumises à l’attention des pairs qui sont là pour juger. Le jugement moral, importé comme modèle pour le « droit » est plus que problématique parce qu’il nous séduit, nous aveugle (même quand nous croyons voir « clair » et « en pleine vue »), là où la sobriété du droit et surtout d’un procès juste et équitable à tout l’avantage d’être privilégié, ne soit-il que pour nous sauver de nous-mêmes.

 


* Professeur à l’Université Laval, Québec ; bjarne.melkevik@fd.ulaval.ca.

[1] La Sainte Bible, Livres des Rois, 1 Rois 3, 16 -28. Nous utilisons : La Bible, traduction TOB, Montréal, Société Biblique Canadienne ; Paris, Cerf, 1988, page 388 – 389.

[2] L’expression « jugement salomonique » est aussi en usage.

[3] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 ; idem, L’écriture et La Différence, Paris, Seuil, 1967 ; idem, La dissémina­tion, Paris, Seuil, 1972. Voir également Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979 ; id, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988 ; id, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993. Pour une critique, voir, Bjarne Melkevik, « Postmodernisme, droit et « adieu à la raison ». Critique de la conception postmoderne du droit », dans idem, Philosophie du droit. Volume 1, Québec-Saint Foy, Les Presses de l’Université Laval, coll. Diké, 2010, p 155 – 171.

[4] Voir Jean-Marc Trigeaud, Persona ou la justice au double visage, Genova (Italie), Studio Éditoriale di Culturi, coll. Biblioteca de filosofia oggi no 1, 1989 ; idem, Humanisme de la liberté et philosophie de la justice, Bordeaux, Éditons Bière, coll. Bibliothèque de philosophie comparée. Philosophie du droit no 3, 1990.     

[5] Les philosophies (ou des constructions idéologiques politiques) connues comme « théologie politique » date de l’époque moderne et début principalement avec (et à l’intérieur de) l’absolutisme politique, juridique et constitutionnel dans le 16e siècle. Des penseurs comme Jean Bodin, Jacques-Bénigne Bossuet, Thomas Hobbes, Robert Palmer, etc., exemplifient le courant de « théologique politique ». Il ne faut pourtant pas et en aucune façon identifiée la « théologie politique » avec l’absolutisme, car des penseurs des Lumières comme Jean-Jacques Rousseau et plus contemporaine, le constitutionnaliste Carl Schmitt, pour ne mentionner qu’eux, le représente également. Sur la question, voir Éric Voegelin, Les Religions politiques, Paris, Le Cerf, 1994, et, idem, La Nouvelle Science du politique, Paris, Le Seuil, 2000. Aujourd’hui, c’est en fait l’œuvre de Carl Scmitt, et ses reprises scripturaires de droite et de gauche (Giorgio Agamben, Michael Hardt, Antonio Negri, Etienne Balibar, Danilo Zolo, etc.), qui symbolisent le mieux le courant « théologique politique » contemporain. Pour une critique du schmittisme de gauche, voir Bjarne Melkevik, « L’abîme et « l’exception » : Schmitt, Agamben et le schmittisme », dans, idem, Philosophie du droit. Volume 2, Québec-Saint Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2014, coll. Diké, p 69 – 97.

[6] Voir, par exemple, Martha Nussbaum, L’art d’être juste : L’imagination littéraire et la vie publique, Paris, Climats, 2015.

[7] Sur la conception de « modernité juridique », voir Bjarne Melkevik, Philosophie du droit. Volume 1 et volume 2, Québec-Saint-Foy, Les Presses de l’Université Laval, coll. Diké, 2010 et 2014.

[8] La position est défendue par l’orthodoxie juive ; voir Yakov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Québec-St. Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2004.

[9] Le Galilée est aujourd’hui la région le plus nordique de l’État d’Israël. Le Galilée historique et biblique semble pourtant englober des parties de Liban, Syrie et Jordanie actuels.

[10] Aussi connu en tant que « Cantique des cantiques » (ou Cantiques de Salomon) ; voir la Sainte Bible, Chant de Salomon, 5 : 1 – 16. La version reconnue des chants date de 3es siècles av. J.- C. et ne doivent être qu’une compilation de « chant » attribué, selon la tradition, à Salomon, quoique cette attribution ne fasse pas de Salomon du vrai poète des chants. La plupart des chercheurs estiment aujourd’hui que l’auteur véritable est inconnu et que le « Salomon historique » n’a en aucune façon écrit des chants. En ce qui concerne spécifiquement le « Cantique des cantiques », ce chant poétique raconte l’amour indéfectible d’une jeune Shoulamnite (c.-à-d. habitant d’un village ainsi nommé situé proche de la Vallée de Jezréel en Galilée) envers un berger, et les efforts infructueux du « Roi Salomon » (sic) visant à conquérir l’amour (et surtout le corps) de la jeune fille. Les chants sont archiconnus pour leurs connotations érotiques et charnelles.

[11] Voir, Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée : les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, Bayard, 2002 ; Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, Les Rois sacrés de la Bible : à la recherche de David et Salomon, Paris, Bayard, 2006 ; Israël Finkelstein, Un archéologue au pays de la Bible, Paris, Bayard, 2008. Également Amihai Mazar, « The Search for David and Solomon : An Archeological Perspective”, dans Israël Finkelstein et Amihai Mazar, sous la direction de Brian B. Schmidt, The Quest for the Historical Israël. Debating Archeology and the History of Early Israel, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2007.

[12] Observons qu’autant le roi David que le roi Salomon « a négocié » avec des religions païennes, et selon le Torah Salomon a renié la religion juive.

[13] « La Bible. Traduction intégrale Hébreu-Français », traduite du texte original par les membres du Rabbinat Français sous la direction du Grand-Rabbin Zadoc Kahn, Tel-Aviv (Israël), Éditions Sinaï, édition nouvelle de 1994, page 635 – 636 (1 Rois / Melakhim 3, 16 -28).  Sur le « cas » de Salomon à l’intérieur du judaïsme et les textes vétérotestamentaire, voir Jean Koulagua, « Salomon, de l’histoire deutéronomiste à Flavius Josèphe. Problèmes textuels et enjeux historiographiques », Paris, Éditions Publibook, 2009.

[14]. La Sainte Bible, Livre des Rois, R 1, 3, 16 – 28 ; La Bible, traduction TOB, Montréal, Société Biblique Canadienne ; Paris, Cerf, 1988, page 388 - 389.

[15] Par la suite, nous insisterons sur la version chrétienne et sur la Bible chrétienne, tant qu’il s’agit indubitablement de la version le plus connue et normalement – hors Israël – la référence commune pour citer et se référer au jugement de Salomon.

[16] La relation entre le Nouveau Testament et l’Ancien Testament, et surtout le rôle à attribuer aux textes vétérotestamentaires fut très controversé au début du christianisme (et le reste d’ailleurs même aujourd’hui). La crise provoquait par Marcion de Sinope (85 – 160 ap. J.C) et par le marcionisme dans le 2e siècle témoigne de cette controverse (cf. Harnack, Adolf von, Marcion. L’Évangile du Dieu étranger. Contribution à l’histoire de l’Église catholique, (org. 1924), Paris, Ed. Cerf, 2003).  

[17] Le concile de Nicée en l’an 379 est considéré comme le point culminant dans ce processus. Différents conciles comme celle de Laodicée en 363 apr. J.-C., d’Hippone en 393, de Carthage en 397 et 419, et plusieurs d’autres, donnent explicitement de légitimité à l’Ancien Testament en tant que « canon religieux », c’est-à-dire « faisant autorité » également pour un chrétien. Cette insistance sur le « faisant autorité » établissait ainsi un rôle secondaire pour l’Ancien Testament à l’égard du Nouveau Testament sans le dire explicitement. Retient qu’il a toujours existait dans le protestantisme des courants qui ont niés – plus ou moins ouvertement – tout rôle, même secondaire, à l’Ancien Testament et qui a souhaité une Bible épurée et établit exclusivement sur les Évangiles.

[18] Cf.  Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, 2007.

[19] La Bible, traduction TOB, Montréal, Société Biblique Canadienne ; Paris, Cerf, 1988, page 388.

[20] Rappelant les enseignements et préceptes de la « droit-justice » telle que rapportait par les Corpus Juris Civilis daté de 529-534 ap. J.-C.

1). « Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi. Jurisprudentia est divinarum atque humanarum rerum notitia, justi atque injusti scientia. » (La justice est la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû. La jurisprudence est la connaissance des choses divines et humaines, et la science de discerner ce qui est juste de ce qui est injuste).

2). « Juris praecepta sunt haec : honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere. » (Les préceptes du droit sont de vivre honnêtement, de ne faire tort à personne, et de rendre à chacun ce qui lui est dû.)

Cf. Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, Montchretien, 1975.

[21] La Bible, traduction TOB, Montréal, Société Biblique Canadienne ; Paris, Cerf, 1988, page 388.

[22] Notons que l’adoption n’existait pas dans la « loi juive » historique – donc dans l’époque de Salomon – et dans un sens « légal » ou « institutionnel ». Ce qui existait historiquement c’était « une prise en charge » de l’orphelin. « Adoption » dans le sens légal et institutionnel (à savoir devenir fils et fille dans le sens d’une filiation légitime) trouve son origine dans le jus quiritium et le droit romain antique.

[23] Des considérations légitimes vu la connaissance de la vie 1.000 avant J.-C. «Le milieu de la prostitution » était un mode de vie, mais aussi une « classe » et une « condition » dont on ne sortait pas facilement. Cf. Jennie Ebeling, Vies des femmes aux temps bibliques, Paris, Cerf, collection Lire la Bible, 2013.   

[24] “Une théorie de jeux” est un outil de décision et d’analyse. C’est « un jeu » que joue un acteur / individu en théorie ou en pratique pour mesurer, pour prendre connaissance avec les mentalités et les comportements d’autres personnes dans un cadre établi. L’objectif c’est de récolter autant que possible d’informations sur les autres acteurs en vue d’optimaliser sa propre décision ou encore la compréhension d’une situation. Sur la théorie des jeux, voir Nicolas Eber, Théorie des jeux, Paris, Dunod, 3e édition, 2013 ; Gaël Giraud, La théorie des jeux, Paris, Flammarion, coll. Camps Essais, 2009 ; Christian Schmidt, La théorie des jeux : Essai d’interprétation, Paris, PUF, 2001.              

[25] Roland J. Pennock et John W. Chapman (dir.), “Due Process”, New York, New York University Press,   Collection: Yearbook of the American Society for Political and Legal Philosophy - Nomos XVIII, 1977. James W. Nickel, “Due Process”, in Christopher Berry Gray (dir.), The Philosophy of law, An Encyclopedia, New York, Garland, 1999, p 228-230. Cf. Wesley W. Pue, Natural Justice in Canada, Vancouver, Butterworth, 1981.

[26] Voir, (Robin) Antony Duff, Lindsay Farmer, Sandra Marshall, Victor Tadros (dir.), The Trial on Trial: Volume 1 Truth and Due Process; Volume 2: Judgement and Calling to Account; Volume 3: Towards a Normative Theory of the Criminal Trial, Oxford, Hart Edition, 2004, 2006, and 2007.

[27] Nous nous bornons ici de parler de droit civil, car le procès devant Solomon était civiliste. Le principe de l’autonomie des parties concernant l’objet de leur controverse ne peut pas avoir lieu en droit criminel ou quand le juge agit en tant magistrat et avec responsabilité quant à la protection de la population (même contre elle-même).

[28] Par l’expression “tiers invite” se comprend la personne ou les personnes qui sont là pour délibérer et juger une affaire judiciaire. Normalement le « tiers invité » c’est un jury, un panel de juges, un juge, et équivalant.

[29] Voir Eros Roberto Grau, Pourquoi j’ai peur des juges. L’interprétation du droit et les principes juridiques, Paris, Éditions Kimé, coll. Nomos & normes, 2014. Eros Roberto Grau était juge du Cours suprême fédéral du Brésil de 2004 à 2010. Selon Grau le danger intervient quand les juges décident des s’écartes des textes d’autorité, autrement dit d’agissent en marge de la légalité et du droit positif en fondant ses décisions sur des valeurs et des principes. Cf. Hans Petter Graver, Judges Against Justice. On Judges When the Rule of Law is Under Attack, Heidelberg – New York, Springer, 2015.     

[30] La Bible, traduction TOB, Montréal, Société Biblique Canadienne ; Paris, Cerf, 1988 ; page 931 – 966 (Le livre de Job) ; cf. les propos introductifs pages 927 – 930. Le livre de Job appartient aux livres poétiques de l’Ancien Testament.

[31] Compositeur allemand-britannique (1685 – 1759). Son nom s’écrit également Georg Friedrich Händel en Allemande et George Frideric Handel en Anglais.

[32] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck, 1974 (2011).

[33] Georg Friedrich Haendel, « Solomon », HWV 67, est un oratorio en trois actes originaires de 1748. L’auteur du livret n’est pas connu, mais il est fort probable que ce soit le librettiste anglais Thomas Morell (1703 – 1784) et qui avait collaboré à plusieurs reprises avec Haendel (sans que son nom soit explicitement mentionné en tant qu’auteur des livrets de ses œuvres musicales). Le livret ici se base essentiellement sur les « Livres des Rois », 1 Rois 1 – 11.

[34] Georg Friederich Haendel, Salomon, op. cit. Second acte : le jugement de Solomon.

 


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