Rezumat
« Qu'est-ce qu'un Code Civil ? » s'interroge Portalis lors de l'une des premières délibérations qui aboutira à l'adoption du Code civil en 1801.« C'est un corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de famille et d'intérêt qu'ont entre eux des hommes qui appartiennent à la même cité »[2]. Si l'on reprend cette large définition de ce que doit être un Code, il semble dans un premier temps facile d'assimiler à un Code civil de nombreux traités et ouvrages de la doctrine de l'Ancien droit français. Des auteurs renommés, comme André-Jean Arnaud[3] ou Rodolfo Batiza[4], ont cherché à établir les origines historiques et doctrinales des grandes codifications. Il semble présomptueux de vouloir rattacher une codification à l'œuvre d'un auteur, le travail des rédacteurs, montrant constamment que chaque article ou chaque solution juridique est issu d'une conjonction - quasi alchimique parfois - entre les proses de différents auteurs, les réflexions des codificateurs, les aspirations des politiques et les attentes de la pratique. Tenter de démontrer l'influence, fut-elle ténue, d'un auteur du XVIIe siècle sur les codifications du XIXe siècle est une tâche ardue. Rares sont pourtant les auteurs français qui ont véritablement ambitionné, du XVIe au XVIIIe siècle, la rédaction d'un corps normatif cherchant à encadrer l'ensemble de la société humaine. La recherche d'unité, intrinsèquement diverse, prend des formes qui font d'un code un objet juridique protéiforme[5]. Le Code Napoléon, c'est un lieu commun, trouve ses racines dans la pluralité de la doctrine d'Ancien régime.
Si accomplir une codification suppose une véritable volonté politique, essentielle pour mener à bien un tel projet, réussir une telle entreprise nécessite une maturation juridique et intellectuelle qui oblige à un large effort doctrinal. Si la codification roumaine, initiée par le prince Alexandre Ioan Cuza a été réalisée en un temps record - 40 jours d'élaboration par la commission - son entrée en vigueur le 1er décembre 1865 correspond au terme d'un long processus d'insertion de normes de tradition française depuis le début du XIXe siècle. De plus, comme l'écrivait Leontin Constantinescu, à partir de cette période « (...) les étudiants roumains iront faire ou achever leurs études à Paris. (...) À partir de 1848 et jusqu'à la fin du siècle, ces hommes joueront un rôle déterminant dans chaque secteur de la vie du pays (...) à mesure que la Nation avançait dans la voie du progrès, l'influence française ne cessait de s'élargir et de se consolider, avec une prodigieuse régularité, de génération en génération. (...) Et lorsqu'il fallut établir un ordre juridique conforme à la nouvelle orientation, les yeux des anciens étudiants parisiens se tournèrent tout naturellement vers la France. C'était un hommage rendu à son prestige, aux liens du sang et à la sympathie qu'elle n'avait cessé de montrer à la nation roumaine. Mais c'était aussi une nécessité, étant donné les liens culturels, spirituels et politiques »[6]. En Valachie, le Code de commerce français avait d'ailleurs été introduit dès 1839 et le Code pénal français dès 1852. Le Code de 1804, bien que non adopté officiellement en Moldavie, sera traduit en roumain et appliqué dans la pratique judiciaire à l'instar d'une véritable loi avant la codification de 1864[7]. Ainsi, imposer un corps de droit cohérent ne peut se faire ex nihilo. Il faut une formation de la culture juridique compatible avec le corpus juris envisagé. La doctrine et sa diffusion prennent alors une place primordiale dans la formulation de toute codification, fondée sur un modèle étranger ou visant l'organisation rationnel d'un droit propre.
Robert-Joseph Pothier figure bien évidemment au premier rang de ceux dont l'érudition et l'œuvre se sont imposées aux rédacteurs du Code civil français comme source principale de leur réflexion[8]. Son œuvre immense et quasi-exhaustive se prêtait naturellement à former la colonne vertébrale d'un Code civil tourné vers une société nouvelle mais fortement ancrée dans une tradition juridique. La pensée de Bourjon, elle aussi, participa grandement à la formulation de nombreuses dispositions[9]. Mais plus d'un siècle avant la rédaction du Code, c'est Jean Domat, à travers ses Lois Civiles dans leur ordre naturel, qui a entrepris la rédaction d'un corpus juridique organisé, systématisé, ayant vocation à refléter l'âme juridique d'une société[10]. Son œuvre marque ainsi une antériorité et une filiation forte aux formulations du Code. Pourtant, rien ne destinait a priori ce juriste janséniste solitaire à tenter une telle entreprise. Expliquer l'influence que joueront les Lois civiles est d'autant plus complexe que cet auteur n'a pas ébloui ses contemporains par ses hautes fonctions au sein de la magistrature, par un rôle politique d'importance ou par une participation aux grandes ordonnances civilistes qui ont marqué son époque[11]. Obscur avocat du roi près le présidial de Clermont[12] - une juridiction subalterne et provinciale - situation le privant de toute influence, rien ne destinait Domat à la gloire et à se voir attribuer la paternité doctrinale - aux côtés de Pothier[13] - du Code Napoléon dont le gratifieront le philosophe Victor Cousin[14] et le sarcastique Sainte Beuve au XIXe siècle[15].
C'est essentiellement par son œuvre et sa science - et c'est là l'essentiel - que le juriste clermontois s'imposera au regard de ses contemporains tout d'abord, puis, de part et d'autre de l'Atlantique, aux yeux des codificateurs. Ses Lois civiles dans leur ordre naturel, publiées de 1689 à 1694[16], suivies de l'ouvrage posthume du Droit public publié une première fois en 1697, vont marquer sans conteste la doctrine juridique de l'Ancien droit français, dont le Code Napoléon et le Code civil du Bas-Canadasont les héritiers directs.
Le juriste clermontois s'impose en effet comme le seul auteur antérieur à la vague codificatrice du XIXe siècle à avoir tenté et réussi, du moins en partie, la réduction à l'unité de la science juridique tant en droit privé qu'en droit public, qui plus est sur un fondement jusnaturaliste, poussant la théorie du droit de son époque à ses limites conceptuelles[17]. Adoptant une perspective holiste du droit - originalité en son temps - il développe une herméneutique rationaliste qui annonce les codifications des XVIIIe et XIXe siècles. Au XVIIe siècle règne dans la France d'Ancien Régime une diversité normative source d'insécurité et de confusion. Aux coutumes - dont le nombre est estimé à une cinquantaine après les efforts des rédactions officielles depuis le XVe siècle - s'ajoutent les édits et ordonnances, dont le nombre et l'importance en droit privé vont en grandissant sous les règnes de Louis XIV, puis de Louis XV. Outre ces deux éléments normatifs, deux autres sources de droit viennent compléter le champ juridique : d'une part le droit canonique, dont l'impact s'atténue à l'aube des Lumières, mais dont le poids reste conséquent en matière matrimoniale, d'autre part le droit romain, source subsidiaire certes - comme recta ratio - mais qui constitue encore la base de l'enseignement juridique[18]. Ce droit forme ainsi des juristes empreints des modes de pensée de l'urbs, alors même que dans leur pratique c'est la règle coutumière qui revient de manière incessante. Dans la France d'Ancien Régime comme au Bas-Canada dans la première moitié du XIXe siècle, une telle multitude normative ne pouvait qu'inciter à la difficile recherche d'un corpus unifié.
Face à cette diversité normative, amplifiée par la doctrine et l'importance des arrêtistes, l'œuvre unitaire de Domat, la recherche d'une ligne claire et l'établissement de principes juridiques jusnaturalistes et rationnels font des Lois civiles une œuvre qui détonne dans la science de l'Ancien droit français. S'apparentant par bien des aspects à l'école du droit naturel moderne, son œuvre reste en retrait de celle-ci par l'attention portée à la pratique civiliste et le refus d'envisager un droit détaché de son fondement divin. Davantage proche d'un Grotius ou d'un Suarez dans ses fondements, la pensée de Domat se rapproche de celle d'un Pufendorf ou d'un Wolff quant à sa structure géométrique[19]. Sa réflexion sur les fondements du droit, quelle qu'en soit la pesanteur scolastique, ne cesse de subir l'attraction des sciences physiques et mathématiques, sous la forme essentiellement d'une dynamique euclidienne partant d'un certain nombre de définitions, d'axiomes et de principes afin de démontrer un ensemble de propositions ou de théorèmes. Le juriste clermontois adopte une perspective similaire à la nova methodus de Leibniz[20] qui, dans sa jurisprudentia relie toutes les maximes du droit à la justice universelle. Ce dernier d'ailleurs, chantre de la géométrie dans le droit, jugera que la méthode domatienne « n'est pas à mépriser » tout en lui préférant sa propre structure[21]. Toutefois, contrairement aux juristes allemands, hollandais ou suisses appartenant au courant de l'École du droit naturel moderne - davantage orientés vers l'abstraction, la philosophie du droit et le contractualisme politique[22] - Domat a le grand mérite d'apporter un corpus pragmatique, concret, fondé sur les principes jusnaturalistes et structuré autant autour du droit privé que des questions de droit public[23]. La pensée sise dans les Lois civiles annonce la redoutable - mais fructueuse - inféodation de la jurisprudence et de la doctrine civiliste aux principes, méthodes et réflexes des sciences exactes. Empreinte de thomisme, sa théorie générale de la loi, notamment dans son Traité des Lois, préface aux Lois civiles, est moins novatrice que celle d'un Hobbes par exemple, dont la réflexion est sur bien des points aux antipodes de celle du janséniste Domat. Sa réflexion s'articule autour d'un ordre axiomatique posant les principes essentiels transcendant son système - la bonne foi par exemple, ou un certain volontarisme encore en germe - et un ordre normatif reposant sur des impératifs fondés sur la volonté du Créateur telle que manifestée par l'ordre de la Création.
La question de l'héritage juridique qui fonde les Lois civiles se pose, comme dans l'ensemble de l'œuvre, de manière particulièrement aiguë. La proximité de la réflexion du juriste auvergnat avec les solutions romaines - mais aussi les réflexions du mos gallicus ou les critiques humanistes - pourrait être étayée à l'infini. Mais l'absence de référence dans les Lois civiles à toute autre source que les sources antiques - celles-ci étant largement transformées - oblige à une grande prudence[24]. Par sa mise en système des lois civiles, il fait pourtant davantage que réorganiser le droit romain à l'aune de la raison. Il fonde une société « juridicisée », encadrée par la science juridique qui doit participer à un retour de l'homme vers Dieu[25].
Ce qui marque lorsqu'on aborde les Lois civiles, c'est l'effort de l'auteur pour renouveler la science du droit, par le choix d'un plan géométrique rejetant la distinction traditionnelle héritée de Gaius entre personnes, biens, actions. Ses choix en matière de classification des obligations trouveront d'ailleurs un certain succès sous la plume des codificateurs du Code civil de 1804 et dans le droit québécois[26]. Il s'attache également à exposer le droit de la manière la plus pédagogique possible, mettant en avant les principes, se dégageant de la casuistique romaine au profit de l'expression d'un droit naturel. Enfin, il cherche à embrasser l'ensemble du droit civil dans ses Lois civiles tout comme il envisagera de circonscrire le Droit public à une science de l'administration. Ses aspirations, on le voit, sont proches de celles qui conduisent à toute grande codification. Il souhaite se départir d'une hétérogénéité normative dans une optique unificatrice, exposer un corps de droit appréhendé dans son ensemble, organiser chaque pan du droit civil en faisant apparaître dans un premier temps les principes, puis les exceptions, les règles d'applications, en renvoyant en note les références au droit romain ou à la législation royale, en occultant les autorités de la doctrine et les solutions coutumières.
L'œuvre de Domat peut alors être rattachée, dans sa structure et dans les solutions qu'il établit, à une œuvre annonçant la codification napoléonienne et indirectement la codification du Bas-Canada (I). Une seconde analyse portant sur l'usage des Lois civiles faite par les codificateurs de part et d'autre de l'Atlantique (II) éclairera la forte influence de l'œuvre du juriste clermontois sur les lieux de mémoire du droit que sont les grands codes, en établissant certaines lignes forces de la pensée de Domat qui ont guidé la doctrine et la jurisprudence postérieures à la codification.